Alain Peters, le paraboleur
- Marie Hoarau
- 12 déc. 2020
- 2 min de lecture
La première fois où mon intérêt s’est porté sur cet immense artiste, c’était pour apprendre qu’on l’avait aperçu, dans un état, hélas, pas des plus jolis près de la bibliothèque de mon quartier. À l'époque, je ne manquais pas de croiser d’autres comparses comme lui avachis par terre, totalement imbibés dans les vapeurs d'alcool, sous l'arcade du bâtiment proche de l'escalier que j'empruntais pour entrer dans la bibliothèque.
Je ne voyais que ce que la plupart des gens apercevaient aussi : un homme à l'état de loque, déguenillé, dont la crasse immonde et les relents d'urine suscitaient la pitié et le dégoût.
Tout mon entourage racontait plus ou moins son histoire (la di la fé) et sa déchéance dans la rak (le rhum). Mais j'étais trop jeune pour m'intéresser à ses compositions de chanteur. Je savais seulement qu'il était l'auteur de « la rosée sur feuille songe ». Une chanson digne de l'homme car il était comme cette feuille de tubercule de la plante Taro (« songe » en créole) dont la porosité anti-spongieuse de la surface empêche toute eau d'y pénétrer.
Mais certains sont allés au-delà de cet aspect physique repoussant pour rencontrer l'être qui s'y cachait à l'intérieur. J'ai été plusieurs fois témoin de la générosité et de la bienveillance de la secrétaire du cabinet médical situé près de la bibliothèque. Cette petite femme malbaraise à lunettes venait presque chaque jour prendre des nouvelles de ces hommes déchus et leur apporter un sandwich.
Et puis, un des amis de Peters, admiratif du trésor enfoui sous cette carapace dégénérée a réussi à en extirper la richesse artistique en remettant l'homme dans le monde civilisé. Mais toujours, Alain Peters flottera sur son chemin de Caloubadia (terme créole signifiant ce qui est louche, compliqué), entre des épisodes où il s'évaporait dans l’alcool et d'où il revenait pour en puiser l'essence et le retranscrire dans son maloya.
Sa quête spirituelle à travers son Caloubadia, nous laisse à chaque fois une musique qui nous tire les tripes, une poésie dont les paroles nous marquent comme un poinçon tellement les mots sont imprégnés de souffrance, du combat de l'être pour atteindre ce qui lui échappe. Comme il se définissait lui-même, il était maître dans l'art de la parabole : « in parabolèr. »
L'homme a certes perdu son combat mais l'artiste s'est révélé au firmament de la culture réunionnaise comme un grand nom. Parmi ses chansons que je repasse souvent en boucle, je retiens particulièrement "Complainte pour mon défunt papa" (une mélopée musicale qui nous émeut profondément), « Complainte de Satan » (magnifique de poésie racontant son tiraillement entre l'alcool et la sobriété), « Rest' la maloya » (qui évoque son errance et sa vie) et bien sûr « Caloubadia. »
Daniel Waro écrira « Alin », une chanson hommage à Peters disparu quand même bien jeune (43 ans).
25 ans après sa disparition, son « Caloubadia » continue de nous entraîner dans cette bataille interne que chacun, quelque part, mène en lui-même.
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